LA « RÉÉDUCATION » DANS LA ROUMANIE COMMUNISTE : 1948-1955
Le thème de la « rééducation » de « type
Piteşti » a préoccupé les intellectuels roumains tant avant qu’après 1989.
Et le devoir du chercheur est d’abord de rendre hommage à ceux qui ont consacré
des travaux à la description et à l’analyse du phénomène de la rééducation, du
temps même du régime communiste, qu’ils fussent témoins, écrivains ou
analystes. Témoignant, racontant ou expliquant au public en quoi consistait
cette rééducation, ils l’ont fait par devoir envers leurs proches, souvent en
mettant en péril leur vie ou celle de leur famille. Ils méritent pour cette raison
plus qu’une simple note de bas de page.
Citons tout d’abord Dumitru Bacu, l’auteur de la première
description et du premier essai d’analyse de cette rééducation, Piteşti, centre de la rééducation des
étudiants, publié à Madrid en 1963[1]. Ensuite, Virgil Ierunca, avec Le
phénomène Piteşti, ouvrage diffusé par fragments sur Radio Europe Libre
entre 1975 et 1976, publié pour la première fois en France en 1981, et qui eut
le plus grand impact sur le public, aussi bien avant qu’après 1989[2]. L’autre étude
de Virgil Ierunca, « Le phénomène concentrationnaire en Roumanie », publié en postface du
roman de Paul Goma Gherla dans son édition française de 1973, est
malheureusement un travail presque inconnu en Roumanie[3]. Grigore Dumitrescu
est l’auteur du premier témoignage sur la rééducation, publié à ses frais en 1978 à Munich, sous le
titre Demascarea (Le démasquement)[4].
J’y ajouterai La passion selon
Pitesti, roman écrit par Paul Goma
en 1978 et publié à Paris en
1981[5]. La rééducation est,
pour Goma, un sujet qui l’a préoccupé pendant plus de vingt ans et qui figure dans
presque tous ses écrits, ouvrages publiés ou manuscrits. Il s’est en outre engagé
dans une démarche singulière, en soutenant la thèse selon laquelle la
rééducation ne se limitait pas à la détention, mais continuait, d’une manière
plus efficace et sous autres formes, en dehors de la prison ou du camp. Il
parle d’une véritable rééducation « à l’échelle nationale »,
complètement réalisée dans la fatidique, l’orwellienne année 1984, quand
la trahison des intellectuels roumains est devenue un fait accompli. Enfin,
j’évoquerai Teohar Mihadaş et son livre Sur le mont Ebal, publié
en 1990 à Cluj, témoignage écrit avant 1989[6].
Des détenus chargés de la rééducation
La rééducation « de type Piteşti » a consisté
en une tentative du pouvoir communiste de transformer ses opposants, réels ou
supposés, en adhérents du régime. L’expérience a été tentée de 1949 à 1952 dans
la prison de Piteşti et dans cinq autres lieux de détention, mais elle
a connu un précédent à la prison de Suceava[7]. Cette
rééducation de première génération en régime carcéral comprenait plusieurs
éléments : les détenus lisaient et discutaient collectivement de la
littérature idéologique, et ils aidaient les enquêteurs en leurs fournissant
des informations sur des personnes restées en liberté et sur l’état d’esprit
des autres détenus. L’expérience de la prison de
Suceava a été importante d’un double point de vue ; d’une part, elle a
montré qu’il était possible de modifier profondément la personnalité des
détenus politiques ; et d’autre part, elle a formé les futurs cadres chargés
de la rééducation à Piteşti. Les détenus de Suceava étaient engagés à un tel
point dans ce processus de conversion mentale qu’ils avaient constitué une
organisation qui imitait les organismes du Parti communiste, appelée
Organisation des détenus ayant des convictions communistes. Cependant, le 9
mars 1949, la police politique chargée de ces questions, connue sous le
nom de Securitate, envoya aux détenus un nouveau « rééducateur » nommé
Mihaï Stângă, et l’Organisation fut supprimée.
Pendant que la rééducation se poursuivait à Suceava, la
Securitate des prisons, appelée au début Service opérationnel (SO) puis Service
d’inspection, ordonna le 19 avril 1949 qu’un groupe de détenus qui s’étaient
fait remarquer à Suceava, avec à leur tête Eugen Ţurcanu, fût transféré à la
prison de Piteşti en vue de préparer les conditions nécessaires à un nouveau
type de rééducation. Une fois arrivé, le groupe fut incarcéré dans la section
« correction » qui regroupait les détenus aux plus faibles
condamnations, leur faute envers le régime étant considérée comme minime. Les
nouveaux arrivants réunirent des informations sur les autres détenus de la
section et pendant l’été 1949, à la suite d’une inspection du colonel Iosif
Nemeş, chef du SO, le contact fut établi entre ce groupe et la direction de la
prison. Du 7 juin au 25 novembre 1949, la direction du SO durcit les conditions
de détention, mesure préalable au démarrage de la rééducation. Le dispositif de
rééducation fut testé par des officiers de la Securitate, le 25 novembre 1949, dans
la cellule n°1 de la section « correction » ; puis l’action
débuta à une large échelle le 6 décembre 1949, dans la cellule n°4 Hôpital, une
ancienne réserve de l’infirmerie, située au premier étage.
La rééducation de type Piteşti doit beaucoup à un ancien
étudiant de la faculté de droit de Iasi, Eugen Ţurcanu. Ce détenu a, par son
engagement total, contribué d’une manière décisive à la réussite de
l’expérience. En 1946, Ţurcanu avait adhéré au Parti communiste puis avait été
sélectionné pour une école du parti destinée à former des diplomates. Mais sa
carrière prit brutalement fin en 1948 : il fut arrêté à la suite d’une dénonciation, accusé d’avoir appartenu dans son
adolescence au Mouvement légionnaire – l’extrême droite roumaine –, alors même que
dans son autobiographie, rédigée à l’occasion de son entrée au parti, il
n’avait pas caché cette information. Arrêté par mesure de sûreté, il fut ensuite
incarcéré à la prison de Suceava. Là, à partir de l’automne 1948, il commença
une action de rééducation animée par un autre détenu, Alexandru Bogdanovici,
l’ancien chef du Centre légionnaire des étudiants de Iasi.
Le 6 janvier 1949, à la suite du procès des détenus du
groupe de l’université de Iasi auquel il appartenait, Ţurcanu fut condamné à
sept ans de prison « correctionnelle ». Or il était marié et avait
une fillette âgée de deux ans. Très intelligent, doté d’une volonté de fer et décidé
à sortir rapidement de prison, il s’engagea à fond dans le processus de
rééducation où, peu après, il prit la direction de l’action des détenus.
De la torture à la demascarea
La spécificité de la rééducation de « type
Piteşti » consiste dans le fait que les détenus étaient effroyablement
battus par leur camarades de détention, afin de les faire changer de
convictions. Outre les tabassages systématiques infligés par les détenus du
comité de rééducation et leurs acolytes, les détenus étaient contraints de
faire de la gymnastique intensive (couchers, génuflexions, etc.) et de rester
des jours et des nuits entières dans des positions très inconfortables. Ils
étaient torturés et humiliés de la manière la plus inédite : on leur
renversait la tinette sur la tête, ils étaient obligés de sauter comme des
grenouilles, de frotter le dallage, de se traîner par terre, de manger en un temps
record sans utiliser les mains, de consommer leurs matières fécales et de boire
de l’urine. Enfin, une méthode d’« éclaircissement » les obligeait à se
battre entre eux. Les gardiens et la direction de la prison assuraient le
dispositif de « démasquement » et de rééducation, et n’intervenaient que
dans des cas extrêmes. Au moment où la volonté des détenus était anéantie, on
considérait qu’ils étaient prêts pour la première phase de la rééducation,
intitulée « l’arrachage
de masque extérieur ». Il est d’ailleurs difficile de
traduire en français ce terme roumain de « demascarea »
et nous retenons ici la traduction qu’en a faite Iréna Talaban, qui rend bien
de la volonté des tortionnaires de mettre à la fois à nu la vieille peau de
l’homme, de l’obliger à livrer toute la vérité et de le contraindre à revêtir
une nouvelle peau[8].
La première
phase comprenait elle-même deux temps. Au premier, nommé « arrachage de masque à
l’intérieur », les détenus étaient contraints de confesser toutes leurs
attitudes et tous leurs actes susceptibles d’être critiques envers le régime et
l’administration des prisons. De même, ils devaient dénoncer les attitudes et
actes critiques des autres détenus. Ces séances de démasquement concernant
l’activité à l’intérieur de la prison étaient effectuées en public, devant toute
la cellule et sous la surveillance du rééducateur qui supervisait chaque
détenu. Les détenus qui y assistaient devaient y participer, en posant des
questions au démasqué. Quand ils observaient que celui-ci avait tendance à omettre
ou à cacher quelque chose, ils étaient tenus d’intervenir. À travers cette
manière de procéder, le but des rééducateurs était double : ils
cherchaient à connaître en profondeur l’activité à l’intérieur de la prison et ils
observaient ceux qui participaient à la rééducation. Les démasquements de l’intérieur
étaient cantonnés dans le domaine de la parole, même si les détenus notaient sur
papier les éléments les plus importantes, mais seulement après la séance. Une
fois close la phase de « l’arrachage du masque à l’intérieur », les détenus
étaient prêts pour l’étape suivante.
Le deuxième
temps de la première phase était le « arrachage du masque à l’extérieur ».
Les détenus devaient noter sur des petites plaques de savon, avec une aiguille,
les points sur lesquels ils avaient quelque chose à avouer, puis démasquaient, devant
le chef du comité de rééducation, leurs activités hostiles au régime à
l’extérieur de la prison. Celui-ci posait des questions, leur ordonnait de
méditer sur un point ou autre et, quand il l’estimait nécessaire, les envoyait rédiger
leurs déclarations appelées « démasquements ». Entre le 25 novembre
et le 26 décembre 1949, les détenus écrivirent leurs déclarations devant le
directeur Alexandru Dumitrescu et l’officier politique Ioan Marina. Au début, ils
le faisaient dans divers locaux de l’administration mais, à partir du 19
janvier 1950, ces séances de rédaction ne se déroulèrent que dans l’ancienne salle
de douches, située à côté de la cellule n°4 Hôpital, et devant Ţurcanu.
À cette
occasion, les détenus devaient fournir toutes les informations susceptibles d’être
utiles au régime. Pour y voir plus clair, citons celles qui intéressaient le
Parti communiste et la Securitate : sur les organisations légionnaires,
les organisations subversives, l’armements et les munitions, les hôtes des gens
filés par la Securitate, les personnes qui favorisaient le passage de la
frontière, les activités et les contacts du Parti national paysan après sa
dissolution, les problèmes et les contacts d’« espionnage » (qui
concernaient toutes les relations avec l’Occident) et de « sabotage
économique » (toute tentative de résister à l’étatisation de l’économie),
les détenteurs de devises et de métaux rares, de livres et de « documents
subversifs » (tous les livres non communistes épurés des bibliothèques ),
les actes commis contre les communistes pendant la guerre et les informations
compromettantes concernant des membres du Parti communiste. Contraints de
suivre les thèmes indiqués ci-dessus, les démasquements n’étaient pas rédigés
dans la forme habituelle des déclarations des détenus à la Securitate, mais prenaient
l’aspect des notes d’information où n’étaient abordés que des points concernant
l’extérieur de la prison.
Le
démasquement était une faveur accordée au détenu, raison pour laquelle celui-ci
devait en faire la demande, ce qui transformait de fait cette demande en un
« auto-arrachage du masque » et symbolisait la capitulation de
l’ennemi devant la vérité suprême de l’idéologie marxiste-léniniste. Dans sa
confession, le détenu ne devait à aucun moment évoquer les tabassages et les
tortures, qui étaient signalées par des euphémismes – « à la suite du
conflit » ou « à la suite des discussions ».
Après avoir
confronté les diverses déclarations, Ţurcanu établissait si les détenus avaient
dit la vérité ou non. Puis, les détenus qui avaient évoqué des faits identiques
étaient confrontés entre eux. Une autre méthode de vérification était la
demande de l’avis des anciens « sommets » – les détenus les plus
importants – qui, à la suite du processus, s’étaient convertis et avaient
rallié le régime. Parfois, pour se convaincre que les détenus avaient déclaré
tout ce qu’ils savaient, Ţurcanu les battait jusqu’à ce qu’ils commencent à
inventer, puis vérifiait les inventions respectives à travers d’autres détenus.
Le rééducateur en chef assurait les
détenus, en public, qu’ils ne passeraient pas à nouveau devant la justice communiste
pour les déclarations établies lors de « l’arrachage du masque » qui
ne relevait pas d’une action policière mais ouvrait la voie vers la
rééducation. Par conséquent, la nouvelle méthode n’était pas seulement une
nouvelle enquête, mais une étape nécessaire qui rendait possible la conversion
idéologique des détenus. Elle devait être considérée d’abord comme une preuve
de la sincérité du détenu, préalable à la réception de la nouvelle doctrine et
donnant au régime les premiers signes que celui-ci avait rompu avec son passé.
La deuxième phase de la rééducation était « l’arrachage du
masque intérieur ». Le détenu devait désormais prouver qu’il avait
rompu radicalement avec son passé. La preuve principale résidait dans l’« autobiographie »
qu’il devait rédiger. Pour montrer son radical changement de pensée, cette
« autobiographie » devait être très négative. Si « l’arrachage
du masque extérieur »
était le moment de la vérité, « l’arrachage du masque intérieur »
représentait le moment de la fiction ; si dans la première phase le détenu
devait déclarer toutes les données réelles, il était désormais obligé de
produire des mensonges : affirmer que lui-même et sa famille étaient les
plus grands criminels, incestueux, dépravés et scélérats. Il devait non
seulement l’affirmer mais aussi reconnaître ces fictions en racontant en détail
sa vie. Après la reconnaissance de ces « crimes », le détenu devait
interpréter sa vie en fonction de cette acceptation.
L’« autobiographie » était établie devant les autres détenus, réunis
collectivement et sous la surveillance du comité de rééducation. Tous les
détenus assistaient aux exposés biographiques et étaient obligés de questionner
celui qui racontait sa vie, de le contredire et de l’accuser, s’ils
considéraient que celui-ci manifestait le moindre attachement envers son passé.
Les « autobiographies » les plus criminogènes étaient les plus
appréciées. Par contre, l’exposé le plus neutre était taxé de
« banditisme ». Les « autobiographies » les plus
importantes étaient écrites et envoyées à la Securitate, pour prouver le
radical changement de pensée des détenus.
Après ces
différentes étapes, les détenus qui adhéraient désormais d’une certaine manière
au régime, étaient soumis à une intense formation idéologique réalisée à
travers des discussions sur la doctrine et la pratique communistes. Si dans la
phase de « l’arrachage du masque extérieur » les détenus rédigeaient
un « auto-arrachage », et si dans la phase de « l’arrachage du
masque intérieur » ils écrivaient leur « autobiographie », dans
la phase du « post-arrachage », ils devaient s’atteler à leur « analyse
d’évolution ». La rééducation consistait précisément dans ce
processus dynamique : la première étape démontrait que le détenu avait
rompu avec son passé, la deuxième confirmait et renforçait la rupture, et la
troisième lui donnait un fondement doctrinal qui avait pour but de rendre la
rupture définitive. Si la première étape devait détruire les conceptions du
détenu, il reconstruisait son passé dans la deuxième, et la vérité idéologique
au nom de laquelle il avait subi tout ce processus lui était révélée dans la
troisième.
La responsabilité des crimes
rejetée sur les détenus
Cette rééducation fut développée avec
succès et achevée au printemps 1950 dans la section « correction »,
qui regroupait environ les deux tiers des détenus incarcérés à Piteşti. Le
régime prit alors la décision d’étendre cette rééducation à l’ensemble du système
pénitentiaire, en transférant des détenus « rééduqués » dans cinq autres
lieux de détention – Braşov, Gherla, Peninsula, Târgu-Ocna et Ocnele Mari – où
l’action se déploya avec plus ou moins succès. Chaque lieu de détention eut alors
sa propre histoire de la rééducation, même si le régime coordonnait tout le
processus. Ainsi, la rééducation échoua à Braşov en mars 1950 et aussi deux
fois de suite à Târgu Ocna, en septembre 1950 puis en avril 1951.
À Piteşti, la rééducation continua avec
les détenus enfermés au rez-de-chaussée de la prison, à la section
« travaux forcés », entre avril et septembre 1950, puis avec les
détenus internés au sous-sol, à la section « peines lourdes », entre
le 6 décembre 1950 et le printemps 1951.
Le 10 juillet 1951, le détenu politique
Ion Simionescu, ancien sous-secrétaire d’État au ministère de la Santé pendant l’entre-deux-guerres,
qui avait été torturé par les rééduqués au camp Peninsula dans le système
concentrationnaire du canal Danube-mer Noire, sorti du périmètre autorisé pendant
qu’il était au travail sur le chantier, dans l’intention évidente d’être
fusillé, et il fut immédiatement abattu par le chef de la garde. À la suite de
sa mort, le secret de la rééducation fut partiellement découvert : Radio
Ankara et Radio Londres avaient appris que les détenus politiques étaient
torturés dans les prisons et les camps de Roumanie afin de retourner leurs
conceptions philosophiques et politiques.
À la suite d’une vague de critiques
internationales, le régime décida d’arrêter la rééducation. Les détenus de
Piteşti furent tout d’abord transférés, le 30 aout 1951, à la prison de Gherla
où une action rééducative était engagée depuis septembre 1950. La rééducation
s’y poursuivit jusqu’au 19 décembre 1951, avant d’être définitivement arrêtée.
Le 19 décembre 1951, une partie du groupe
des détenus rééduqués fut transférée à la prison Jilava où pendant deux ans, de
1952 à 1954, la Securitate mena des enquêtes afin de décider sur les épaules de
qui serait rejetée la responsabilité des crimes et des tortures commis lors de cette
rééducation qui avait provoqué la mort d’une trentaine de détenus et la torture
de quelques milliers d’autres. L’enquête suivit une directive idéologique selon
laquelle la rééducation avait été une initiative de certains détenus, membres
du Mouvement légionnaire, qui, pour compromettre le régime de « démocratie
populaire », avaient organisé la terreur dans les prisons. Bientôt, 22 détenus
inculpés dans un procès produisirent eux-mêmes les preuves de leur culpabilité
et justifièrent la thèse du régime. À une exception près : Eugen Ţurcanu,
l’ancien rééducateur en chef qui, se rendant compte qu’il n’avait aucune chance
d’échapper à l’exécution, rejeta la position des enquêteurs.
Le procès eut lieu au Tribunal militaire
de Bucarest, entre le 20 septembre et le 10 novembre 1954. Il avait été
initialement pensé comme un « procès spectacle », avant que le régime
y renonce et que le jugement ait lieu à huis clos devant un public composé
d’officiers de la Securitate et de leurs épouses. À l’exception de Nicolae
Cobâlaş, un leader local du Mouvement légionnaire introduit parmi les accusés
pour justifier la thèse du régime, les 21 détenus étaient rééduqués et avaient
été sélectionnés, en prévision du procès, parmi ceux qui avaient un passé
légionnaire. La défense n’y joua aucun rôle, car ses témoins n’avaient pas été
admis et ses avocats, nommés par le tribunal, accusaient les inculpés de la même
manière que le procureur militaire. Dans la mesure où ils étaient rééduqués et comme
ils ne pouvaient se sauver qu’en accréditant la thèse du régime, tous les
détenus ont reconnu les accusations, y compris Eugen Ţurcanu. Un mystère
demeure cependant : pourquoi ce dernier changea-t-il de position au cours
de l’enquête ? Tous les accusés furent condamnés à mort pour crimes
politiques. 16 d’entre eux furent fusillés le 17 décembre 1954 au pénitencier de
Jilava, et le 17e fut exécuté le 22 juin 1955.
Les boucs-émissaires de la rééducation
appartenant à l’administration des prisons – Tudor Sepeanu, Gheorghe Sucigan,
Alexandru Dumitrescu, Constantin Avădăni et Viorel Bărbos – furent condamnés
séparément, dans le cadre d’un autre procès, pour avoir favorisé les détenus
rééduqués, leur condamnation servant à couvrir la direction du Parti communiste
et de la Securitate. Parallèlement, le régime organisa un deuxième procès des
détenus liés d’une manière abusive à la rééducation – y compris l’ancien
adjoint de la direction nationale du Mouvement légionnaire, Valeriu Negulescu –
qui furent condamnés à de lourdes peines[9].
Entre
conscience molle et conscience forte :
les différentes stades de la rééducation
Il existe, en général, en Roumanie et
ailleurs, peu d’études sur la rééducation. La plupart d’entre elles ne partagent
pas la thèse du changement radical de convictions et affirment qu’il s’est agi
soit d’une simple « destruction psychique », soit, purement et
simplement, d’un « abrutissement »[10]. Notre analyse est différente
car les entretiens que nous avons réalisés avec d’anciens détenus rééduqués,
près de soixante ans après les faits, montrent que le changement dans leur
manière de penser et de sentir a été incontestable, profond et durable.
Lors de la rééducation, en dehors du
groupe des rééduqués, une très petite partie des détenus a gardé une certaine
intégrité de son « moi ».
Les explications consistent dans le caractère de masse du processus, les
circonstances dans lesquelles ces détenus sont passés par la rééducation, le
comportement des rééducateurs et la capacité de résistance des détenus
eux-mêmes. Durant la rééducation, la conscience se comprime, s’efface peu à peu
devant l’offensive du dispositif explosif qui est mis en œuvre. Une bonne
partie des âmes finissent par se déchirer, à la suite des chocs répétés
qu’elles subissent. Cependant, au cours du processus, certaines consciences se
retirent, s’enferment en elles-mêmes pour trouver un équilibre précaire. Nous
appelons cette catégorie la conscience pliée. À la différence de cette conscience
pliée qui, même si elle est un effet de « l’arrachage du
masque », a survécu d’une manière comprimée à la périphérie du processus,
la conscience rééduquée
est celle qui a cessé d’exister dans sa forme antérieure, car le Moi a été
détruit puis restructuré d’après le modèle de l’« homme nouveau ».
Les détenus
rééduqués ne forment pas, comme on pourrait le croire, une catégorie compacte
et homogène. On peut y distinguer trois catégories : les cadres de la
rééducation, soit les détenus qui ont conduit ou qui composaient les comités d’« arrachage
du masque » et de rééducation, et qui ont participé à l’« école de cadre »
de la rééducation ; les aides des comités, les détenus qui ont
aidé les comités pendant l’« arrachage » et la rééducation des autres
détenus, et qui parfois en faisaient partie ; les rééduqués communs, ceux qui
parfois prenaient part à la rééducation des autres détenus mais ne faisaient
pas partie des comités de l’« arrachage » et de rééducation. Suivant
cette classification, nous appelons conscience forte, conscience moyenne et conscience molle les types de
conscience rééduquée spécifiques à ces trois catégories.
La conscience molle correspond au type de conscience
propre à la catégorie du rééduqué commun. Ces détenus n’ont pas fait partie des
comités et les ont rarement aidé à l’« arrachage » des autres. Ils
n’en sont que l’arrière-garde. La conscience
moyenne correspond aux détenus qui ont été les aides des comités
d’« arrachage » et de rééducation, mais qui en général n’en faisaient
pas partie. Ils étaient souvent plantons et ils représentent la catégorie
intermédiaire entre les rééduqués ordinaires et les cadres de la rééducation.
La conscience forte représente le type de
conscience du rééducateur, du groupe le plus performant du processus de
restructuration. Ces détenus ont composé les comités et ils s’occupaient de la
conversion des autres. Ce sont ceux qui sont allés le plus loin dans
l’engagement en faveur de la nouvelle croyance, étant l’avant-garde de la lutte
de classe entre les détenus. Et pour reprendre une expression chère aux
idéologues de la rééducation de la Securitate : d’abord, la conscience des
détenus est fondue, ensuite elle est moulée dans la forme de l’« homme
nouveau », pour à la fin en obtenir le matériau le plus dur. La
distinction entre les trois catégories ne suppose pas une différence de degré,
comme entre des détenus plus ou moins rééduqués ; elle n’a qu’un caractère
fonctionnel, étant générée par le mécanisme de la rééducation. Ces catégories
indiquent le degré d’utilisation des rééduqués contre les ennemis idéologiques
du régime.
Au cœur des systèmes de détention et de terreur
La rééducation
des années 1950 peut être comparée avec des expérimentations similaires mises
en œuvre en Roumanie ou dans d’autres régimes communistes. Entre 1960 et 1964,
à l’intérieur de l’archipel des prisons de Roumanie, le régime communiste a
organisé un nouveau type de rééducation[11]. Celle-ci fut d’abord appliquée à la prison d’Aïud puis, à partir de
1962, dans les prisons de Botoşani et de Gherla, et au camp de Periprava. Ce
type de rééducation ne se caractérisait plus par les tabassages et la torture,
mais par les pressions exercées sur les détenus, combinées avec des promesses
de libération. C’était une rééducation mature : ce qui, cette fois-ci,
intéressait la Securitate, n’était pas la conversion totale des détenus mais
leur annihilation en tant qu’opposants. Le dispositif mis en pratique a
fonctionné avec efficacité, car la plupart des détenus ont fini par se
désolidariser de leurs engagements politiques antérieurs et des leaders de
leurs partis. À cette action ont même participé certains anciens leaders de ces
partis. Jusqu’en 1964, quand la plupart des détenus politiques ont été libérés,
seuls quelques dizaines d’entre eux ont refusé de signer des déclarations de
reconnaissance de leur culpabilité envers le régime, ce qui montre l’efficacité
du travail des rééducateurs de la Securitate.
Leur réussite s’explique par l’érosion de
la conscience des détenus, provoquée par leur longue incarcération (certains
détenus légionnaires étaient emprisonnés depuis 1941), le manque d’informations
sur ce qui se passait en dehors des murs de la prison et par un désir (plus
sans doute que la croyance) que le régime voulait une réconciliation avec ses ennemis.
Dans le dispositif de la nouvelle rééducation, nous trouvons toutes les
techniques spécifiques de la police politique : l’isolement, la
désinformation, la pression et la liquidation de l’influence que les anciens
chefs des partis politiques avaient sur les autres détenus. La rééducation a
été menée, comme l’indiquent les documents de la Securitate, dans le but de
« déchirer », de mettre en miettes les valeurs et les idées des
détenus. Étant donné que la démolition allait de pair avec la reconstruction,
les détenus soumis à ce processus étaient endoctrinés à travers la lecture de
la presse du parti, la projection des films de propagande et les discussions
sur des thèmes communistes. Comme dans la « rééducation totale » de
type Piteşti, lors de la « rééducation à travers l’auto-analyse », la
conversion des détenus avait lieu au cours de réunions collectives. Les
rééducateurs organisaient des séances publiques où les néophytes, même par pure
forme, devaient présenter leur nouveau point de vue. Si la « rééducation
totale » visait un changement radical de convictions, la nouvelle
rééducation exigeait seulement une acceptation du fait que les détenus étaient
coupables envers le régime. Elle partait du superficiel pour arriver à
l’essentiel, à la différence de la « rééducation totale » qui visait
dès le début un changement radical de conceptions.
Le caractère limité et progressif du
processus était la condition nécessaire à sa réussite. Cette leçon que les
Soviétiques savaient d’expérience, les idéologues communistes roumains ne la
comprirent qu’après la période juvénile de la « rééducation totale ».
Les documents indiquent qu’avant que soit engagée la rééducation de Piteşti,
les Soviétiques avaient conseillé aux officiels roumains de ne pas aller si
loin, étant donné que la poursuite d’un changement rapide de personnalité
pouvait mettre en péril l’ensemble du processus.
Cette méthode de la rééducation était née
en Union soviétique dans les années 1920. Son inventeur, un obscur pédagogue
nommé Anton Semionovitch Makarenko, prit comme repère les principes léninistes
pour fonder sa nouvelle pédagogie – ultérieurement accréditée comme bolchevik
par Staline – sur deux notions centrales : le « collectif », représentant
le moyen du changement de la personnalité ; et l’« explosion »
qui supposait une série de techniques à travers lesquelles le changement était
réalisé[12]. Appliquée à l’origine aux enfants orphelins vagabonds (les bezprizornyi),
la méthode inventée par Makarenko fut reprise par la Guépéou et l’auteur de la
nouvelle méthode devint directement adjoint du directeur du Goulag en Ukraine
soviétique.
En Chine communiste, la cible était, comme
à Piteşti, la rééducation totale[13]. Mais, pour des raisons de stratégie, le
but poursuivi n’était pas dévoilé. Ainsi les rééducateurs chinois n’ont-ils
jamais demandé à Pierre Sauvage, prêtre catholique passé par « la réforme
de la pensée », de renoncer à sa croyance mais seulement de s’abstenir de
prier[14]. Les gens de la Securitate savaient qu’il n’y a pas de religion
véritable en dehors de sa manifestation et qu’à partir du moment où son expression
est impossible, le flot de la croyance s’assèche. Le changement de la personnalité
était envisagé sur une longue période de temps, afin d’éviter un « processus psychologique artificiel », selon l’expression
chère aux rééducateurs roumains. Par exemple, la rééducation de Pu Yi, l’ancien
empereur de Chine, a duré douze ans[15].
Après la libération de la plupart des
détenus politiques en 1964, le régime communiste de Roumanie a utilisé d’autres
techniques rééducatives, adaptées à la situation. Elles avaient un rôle
prophylactique et visaient à empêcher la coagulation d’une opposition au régime
et à sa politique. Citons plusieurs de ces techniques : l’avertissement, consistant en une invitation
à la Securitate ou à la Milice, en vue d’être menacé par différents
moyens ; l’influence positive,
réalisée, à travers les agents de la Securitate, par des personnes ayant de l’autorité
sur la victime, y compris des membres de sa famille ; la désagrégation de l’entourage et l’isolement
dans le cas d’une personne considérée comme dangereuse pour le régime et ayant
de l’influence sur les autres ; la neutralisation de l’activité, consistant en une combinaison
des techniques précédentes, en vue de neutraliser l’action d’un groupe
considéré comme dangereux pour le régime ; et, quand toutes ces techniques
avaient échoué, l’internement
psychiatrique, les indésirables étant considérés comme fous et
internés dans des asiles pour déséquilibrés mentaux, ce qui provoquait chez eux
des perturbations ensuite considérées comme la preuve de la légitimité de
l’action punitive du régime[16].
Sous le régime des
Ceausescu, les techniques rééducatives visaient plutôt des individus que des
groupes. Les mesures avaient pour but d’empêcher la formation des noyaux de la
société civile et/ou politique et, si nécessaire, la destruction des groupes
indépendants. L’efficacité des mesures de la Securitate s’explique en partie
par le contexte politique de cette période. D’une part, après la violente répression
de la fin des années 1940 et des années 1950, les Organes n’avaient plus besoin
de techniques extrêmes et optèrent pour d’autres, apparemment plus modérés mais
aussi efficaces. D’autre part, le refus et l’incapacité des élites
intellectuelles formées pendant la période communiste d’apprendre et de
pratiquer les méthodes de dissidence, comme moyen d’opposition non-violente,
favorisèrent les menées du régime.
L’éducation et
la rééducation communistes découlent du même principe idéologique. Elles ne
sont que des manières différentes de réaliser l’« homme
nouveau » : dans le premier cas, il s’agit de formation, dans le
second de réformation. Comme un typhon, l’idéologie entraîne des destructions
au centre, à l’intérieur du système de détention et aussi à la périphérie, à
l’extérieur de ce système. Le citoyen ordinaire du monde communiste n’est pas
exempté des effets de la langue et de la magie « de bois ». Car la
déstabilisation du Moi entraîne des groupes isolés, comme les détenus
politiques, à devenir un phénomène de masse. L’école, le travail, la littérature,
la presse – tout est fait pour la déclencher et l’entretenir.
En analysant la rééducation de Piteşti,
nous avons compris qu’à côté du travail forcé et de l’extermination, la
rééducation constituait une des trois facettes criminelles du système de
détention et de terreur dans son ensemble, en Roumanie comme ailleurs.
NOTES
[1] D. Bacu, Pitești, centru de
reeducare studențească, Madrid, 1963.
[2] V. Ierunca, Fenomenul Pitești, Paris, Limite, 1981 ; édition française Pitesti laboratoire concentrationnaire (1949-1952), préface de F.
Furet, Paris, Éditions Michalon, 1996.
[3] V. Ierunca, « Le phénomène concentrationnaire en Roumanie »,
in Paul Goma, Gherla, Paris, Gallimard, 1973.
[4] G. Dumitrescu, Demascarea, Munich, chez l’auteur, 1978.
[5] P. Goma, La
passion selon Piteşti, Paris,
Hachette, 1981 ; édition roumaine publiée en 1990.
[6] T.
Mihadaş, Pe Muntele Ebal, Cluj, Éditions Clusium, 1990.
[7] Ce texte résume mon ouvrage Reeducarea în România comunistă, 1945-1952
[La rééducation en Roumanie communiste], Iasi/Bucarest, Polirom, vol. 1, Aiud, Suceava, Pitesti, Brasov,
2010 ; vol. 2, Târgșor, Gherla,
2010, 302 p. ; vol. 3, Târgu-Ocna,
Ocnele Mari, Canalul Dunăre-Marea Neagră, 2012. Ces trois volumes présentent une histoire complète
de la rééducation de ce type. Mon analyse se fonde sur les documents de la
Securitate, de la direction du Parti communiste et sur des mémoires et des
entretiens avec les anciens détenus ayant subi cette expérience.
[8] I. Talaban, Terreur communiste et résistance culturelle. Les arracheurs de masques,
Paris, PUF, 1999. Nous utiliserons par facilité le néologisme
« démasquement ».
[9] Pour l’histoire de ces procès, se référer à
notre ouvrage, M. Stanescu, Procesele
reeducării (1952-1960) [Les procès de la rééducation], Bucarest, Éditions
de la Fondation culturelle « Memoria », 2008.
[10] Voir par exemple Jean-Luc Domenach, Chine : l’archipel oublié, Paris,
Fayard, 1992. Il parle de la « conscience pliée » dans un sens
similaire.
[11] Étant donné l’absence d’analyse scientifique
sur la rééducation de « type Aïud », nous nous bornerons ici à
renvoyer à notre étude de cas qui a comme sujet Petre Pandrea. M. Stanescu, Istorie, memorie şi practică editorială în
publicarea lucrărilor lui Petre Pandrea [Histoire, mémoire et pratique éditoriale dans la publication des
œuvres de Petre Pandrea], Memoria,
n°1, 2001, pp. 106-120.
[12] Voir A.S. Makarenko, Opere pedagogice alese [Œuvres
pédagogiques choisies], Bucarest, Éditions d’État pour la Littérature
scientifique et didactique, 2e édition, 1951-1964, vol. I-III.
[13] Pour la rééducation en Chine, voir H.H. Wu, Laogai. Le Goulag chinois, traduction
française par A. Champon, J.-F. Kleiner et P. Rouard, préface de J.-L. Domenach,
Paris, Éditions Dagorno, 1996 ; H.H. Wu, Retour au Laogai : la vérité sur les camps de mort dans la Chine
d’aujourd’hui, Paris, Belfond, 1997 ; J.-L. Domenach, op. cit.
[14] E.P. Sauvage, Dans les prisons chinoises, Paris, chez l’auteur, 1978.
[15] Pu Yi, From Emperor to Citizen: The
Autobiography of Aisin-Gioro Pu Yi, New York, Oxford University Press,
1987.
[16] Pour l’exposition de ces techniques
rééducatives, voir les Archives du Service roumain d’informations, Fonds
documentation, Instrucţiuni
Nr. D – 00190/1987, privind organizarea şi desfăşurarea activităţii
informativ-operative a organelor de Securitate [Instructions
No D – 00190/1987
concernant l’organisation et le déroulement de l’activité informative et
d’opérations des organes de la Securitate]. Pour l’internement
psychiatrique en Roumanie, voir la partie consacrée au dissident Vasile
Paraschiv, C. Duplan et V. Giret, La vie
en rouge, vol. I-II, Paris, Seuil, 1994.
Étude
publiée en « COMMUNISME
2013 », sous la direction de Stéphane Courtois, Éditions Vendémiaires,
Paris, pp. 433-446.