LA « RÉÉDUCATION » DANS LA ROUMANIE COMMUNISTE : 1948-1955


Le thème de la « rééducation » de « type Piteşti » a préoccupé les intellectuels roumains tant avant qu’après 1989. Et le devoir du chercheur est d’abord de rendre hommage à ceux qui ont consacré des travaux à la description et à l’analyse du phénomène de la rééducation, du temps même du régime communiste, qu’ils fussent témoins, écrivains ou analystes. Témoignant, racontant ou expliquant au public en quoi consistait cette rééducation, ils l’ont fait par devoir envers leurs proches, souvent en mettant en péril leur vie ou celle de leur famille. Ils méritent pour cette raison plus qu’une simple note de bas de page.
Citons tout d’abord Dumitru Bacu, l’auteur de la première description et du premier essai d’analyse de cette rééducation, Piteşti, centre de la rééducation des étudiants, publié à Madrid en 1963[1]. Ensuite, Virgil Ierunca, avec Le phénomène Piteşti, ouvrage diffusé par fragments sur Radio Europe Libre entre 1975 et 1976, publié pour la première fois en France en 1981, et qui eut le plus grand impact sur le public, aussi bien avant qu’après 1989[2]. L’autre étude de Virgil Ierunca, « Le phénomène concentrationnaire en Roumanie », publié en postface du roman de Paul Goma Gherla dans son édition française de 1973, est malheureusement un travail presque inconnu en Roumanie[3]. Grigore Dumitrescu est l’auteur du premier témoignage sur la rééducation, publié à ses frais en 1978 à Munich, sous le titre Demascarea (Le démasquement)[4]. J’y ajouterai La passion selon Pitesti, roman écrit par Paul Goma en 1978 et publié à Paris en 1981[5]. La rééducation est, pour Goma, un sujet qui l’a préoccupé pendant plus de vingt ans et qui figure dans presque tous ses écrits, ouvrages publiés ou manuscrits. Il s’est en outre engagé dans une démarche singulière, en soutenant la thèse selon laquelle la rééducation ne se limitait pas à la détention, mais continuait, d’une manière plus efficace et sous autres formes, en dehors de la prison ou du camp. Il parle d’une véritable rééducation « à l’échelle nationale », complètement réalisée dans la fatidique, l’orwellienne année 1984, quand la trahison des intellectuels roumains est devenue un fait accompli. Enfin, j’évoquerai Teohar Mihadaş et son livre Sur le mont Ebal, publié en 1990 à Cluj, témoignage écrit avant 1989[6].

Des détenus chargés de la rééducation
La rééducation « de type Piteşti » a consisté en une tentative du pouvoir communiste de transformer ses opposants, réels ou supposés, en adhérents du régime. L’expérience a été tentée de 1949 à 1952 dans la prison de Piteşti et dans cinq autres lieux de détention, mais elle a connu un précédent à la prison de Suceava[7]. Cette rééducation de première génération en régime carcéral comprenait plusieurs éléments : les détenus lisaient et discutaient collectivement de la littérature idéologique, et ils aidaient les enquêteurs en leurs fournissant des informations sur des personnes restées en liberté et sur l’état d’esprit des autres détenus. L’expérience de la prison de Suceava a été importante d’un double point de vue ; d’une part, elle a montré qu’il était possible de modifier profondément la personnalité des détenus politiques ; et d’autre part, elle a formé les futurs cadres chargés de la rééducation à Piteşti. Les détenus de Suceava étaient engagés à un tel point dans ce processus de conversion mentale qu’ils avaient constitué une organisation qui imitait les organismes du Parti communiste, appelée Organisation des détenus ayant des convictions communistes. Cependant, le 9 mars 1949, la police politique chargée de ces questions, connue sous le nom de Securitate, envoya aux détenus un nouveau « rééducateur » nommé Mihaï Stângă, et l’Organisation fut supprimée.
Pendant que la rééducation se poursuivait à Suceava, la Securitate des prisons, appelée au début Service opérationnel (SO) puis Service d’inspection, ordonna le 19 avril 1949 qu’un groupe de détenus qui s’étaient fait remarquer à Suceava, avec à leur tête Eugen Ţurcanu, fût transféré à la prison de Piteşti en vue de préparer les conditions nécessaires à un nouveau type de rééducation. Une fois arrivé, le groupe fut incarcéré dans la section « correction » qui regroupait les détenus aux plus faibles condamnations, leur faute envers le régime étant considérée comme minime. Les nouveaux arrivants réunirent des informations sur les autres détenus de la section et pendant l’été 1949, à la suite d’une inspection du colonel Iosif Nemeş, chef du SO, le contact fut établi entre ce groupe et la direction de la prison. Du 7 juin au 25 novembre 1949, la direction du SO durcit les conditions de détention, mesure préalable au démarrage de la rééducation. Le dispositif de rééducation fut testé par des officiers de la Securitate, le 25 novembre 1949, dans la cellule n°1 de la section « correction » ; puis l’action débuta à une large échelle le 6 décembre 1949, dans la cellule n°4 Hôpital, une ancienne réserve de l’infirmerie, située au premier étage.
La rééducation de type Piteşti doit beaucoup à un ancien étudiant de la faculté de droit de Iasi, Eugen Ţurcanu. Ce détenu a, par son engagement total, contribué d’une manière décisive à la réussite de l’expérience. En 1946, Ţurcanu avait adhéré au Parti communiste puis avait été sélectionné pour une école du parti destinée à former des diplomates. Mais sa carrière prit brutalement fin en 1948 : il fut arrêté à la suite d’une dénonciation, accusé d’avoir appartenu dans son adolescence au Mouvement légionnaire – l’extrême droite roumaine –, alors même que dans son autobiographie, rédigée à l’occasion de son entrée au parti, il n’avait pas caché cette information. Arrêté par mesure de sûreté, il fut ensuite incarcéré à la prison de Suceava. Là, à partir de l’automne 1948, il commença une action de rééducation animée par un autre détenu, Alexandru Bogdanovici, l’ancien chef du Centre légionnaire des étudiants de Iasi.
Le 6 janvier 1949, à la suite du procès des détenus du groupe de l’université de Iasi auquel il appartenait, Ţurcanu fut condamné à sept ans de prison « correctionnelle ». Or il était marié et avait une fillette âgée de deux ans. Très intelligent, doté d’une volonté de fer et décidé à sortir rapidement de prison, il s’engagea à fond dans le processus de rééducation où, peu après, il prit la direction de l’action des détenus.

De la torture à la demascarea
La spécificité de la rééducation de « type Piteşti » consiste dans le fait que les détenus étaient effroyablement battus par leur camarades de détention, afin de les faire changer de convictions. Outre les tabassages systématiques infligés par les détenus du comité de rééducation et leurs acolytes, les détenus étaient contraints de faire de la gymnastique intensive (couchers, génuflexions, etc.) et de rester des jours et des nuits entières dans des positions très inconfortables. Ils étaient torturés et humiliés de la manière la plus inédite : on leur renversait la tinette sur la tête, ils étaient obligés de sauter comme des grenouilles, de frotter le dallage, de se traîner par terre, de manger en un temps record sans utiliser les mains, de consommer leurs matières fécales et de boire de l’urine. Enfin, une méthode d’« éclaircissement » les obligeait à se battre entre eux. Les gardiens et la direction de la prison assuraient le dispositif de « démasquement » et de rééducation, et n’intervenaient que dans des cas extrêmes. Au moment où la volonté des détenus était anéantie, on considérait qu’ils étaient prêts pour la première phase de la rééducation, intitulée « l’arrachage de masque extérieur ». Il est d’ailleurs difficile de traduire en français ce terme roumain de « demascarea » et nous retenons ici la traduction qu’en a faite Iréna Talaban, qui rend bien de la volonté des tortionnaires de mettre à la fois à nu la vieille peau de l’homme, de l’obliger à livrer toute la vérité et de le contraindre à revêtir une nouvelle peau[8].
La première phase comprenait elle-même deux temps. Au premier, nommé « arrachage de masque à l’intérieur », les détenus étaient contraints de confesser toutes leurs attitudes et tous leurs actes susceptibles d’être critiques envers le régime et l’administration des prisons. De même, ils devaient dénoncer les attitudes et actes critiques des autres détenus. Ces séances de démasquement concernant l’activité à l’intérieur de la prison étaient effectuées en public, devant toute la cellule et sous la surveillance du rééducateur qui supervisait chaque détenu. Les détenus qui y assistaient devaient y participer, en posant des questions au démasqué. Quand ils observaient que celui-ci avait tendance à omettre ou à cacher quelque chose, ils étaient tenus d’intervenir. À travers cette manière de procéder, le but des rééducateurs était double : ils cherchaient à connaître en profondeur l’activité à l’intérieur de la prison et ils observaient ceux qui participaient à la rééducation. Les démasquements de l’intérieur étaient cantonnés dans le domaine de la parole, même si les détenus notaient sur papier les éléments les plus importantes, mais seulement après la séance. Une fois close la phase de « l’arrachage du masque à l’intérieur », les détenus étaient prêts pour l’étape suivante.
Le deuxième temps de la première phase était le « arrachage du masque à l’extérieur ». Les détenus devaient noter sur des petites plaques de savon, avec une aiguille, les points sur lesquels ils avaient quelque chose à avouer, puis démasquaient, devant le chef du comité de rééducation, leurs activités hostiles au régime à l’extérieur de la prison. Celui-ci posait des questions, leur ordonnait de méditer sur un point ou autre et, quand il l’estimait nécessaire, les envoyait rédiger leurs déclarations appelées « démasquements ». Entre le 25 novembre et le 26 décembre 1949, les détenus écrivirent leurs déclarations devant le directeur Alexandru Dumitrescu et l’officier politique Ioan Marina. Au début, ils le faisaient dans divers locaux de l’administration mais, à partir du 19 janvier 1950, ces séances de rédaction ne se déroulèrent que dans l’ancienne salle de douches, située à côté de la cellule n°4 Hôpital, et devant Ţurcanu.
À cette occasion, les détenus devaient fournir toutes les informations susceptibles d’être utiles au régime. Pour y voir plus clair, citons celles qui intéressaient le Parti communiste et la Securitate : sur les organisations légionnaires, les organisations subversives, l’armements et les munitions, les hôtes des gens filés par la Securitate, les personnes qui favorisaient le passage de la frontière, les activités et les contacts du Parti national paysan après sa dissolution, les problèmes et les contacts d’« espionnage » (qui concernaient toutes les relations avec l’Occident) et de « sabotage économique » (toute tentative de résister à l’étatisation de l’économie), les détenteurs de devises et de métaux rares, de livres et de « documents subversifs » (tous les livres non communistes épurés des bibliothèques ), les actes commis contre les communistes pendant la guerre et les informations compromettantes concernant des membres du Parti communiste. Contraints de suivre les thèmes indiqués ci-dessus, les démasquements n’étaient pas rédigés dans la forme habituelle des déclarations des détenus à la Securitate, mais prenaient l’aspect des notes d’information où n’étaient abordés que des points concernant l’extérieur de la prison.
Le démasquement était une faveur accordée au détenu, raison pour laquelle celui-ci devait en faire la demande, ce qui transformait de fait cette demande en un « auto-arrachage du masque » et symbolisait la capitulation de l’ennemi devant la vérité suprême de l’idéologie marxiste-léniniste. Dans sa confession, le détenu ne devait à aucun moment évoquer les tabassages et les tortures, qui étaient signalées par des euphémismes – « à la suite du conflit » ou « à la suite des discussions ».
Après avoir confronté les diverses déclarations, Ţurcanu établissait si les détenus avaient dit la vérité ou non. Puis, les détenus qui avaient évoqué des faits identiques étaient confrontés entre eux. Une autre méthode de vérification était la demande de l’avis des anciens « sommets » – les détenus les plus importants – qui, à la suite du processus, s’étaient convertis et avaient rallié le régime. Parfois, pour se convaincre que les détenus avaient déclaré tout ce qu’ils savaient, Ţurcanu les battait jusqu’à ce qu’ils commencent à inventer, puis vérifiait les inventions respectives à travers d’autres détenus.
Le rééducateur en chef assurait les détenus, en public, qu’ils ne passeraient pas à nouveau devant la justice communiste pour les déclarations établies lors de « l’arrachage du masque » qui ne relevait pas d’une action policière mais ouvrait la voie vers la rééducation. Par conséquent, la nouvelle méthode n’était pas seulement une nouvelle enquête, mais une étape nécessaire qui rendait possible la conversion idéologique des détenus. Elle devait être considérée d’abord comme une preuve de la sincérité du détenu, préalable à la réception de la nouvelle doctrine et donnant au régime les premiers signes que celui-ci avait rompu avec son passé.
La deuxième phase de la rééducation était « l’arrachage du masque intérieur ». Le détenu devait désormais prouver qu’il avait rompu radicalement avec son passé. La preuve principale résidait dans l’« autobiographie » qu’il devait rédiger. Pour montrer son radical changement de pensée, cette « autobiographie » devait être très négative. Si « l’arrachage du masque extérieur » était le moment de la vérité, « l’arrachage du masque intérieur » représentait le moment de la fiction ; si dans la première phase le détenu devait déclarer toutes les données réelles, il était désormais obligé de produire des mensonges : affirmer que lui-même et sa famille étaient les plus grands criminels, incestueux, dépravés et scélérats. Il devait non seulement l’affirmer mais aussi reconnaître ces fictions en racontant en détail sa vie. Après la reconnaissance de ces « crimes », le détenu devait interpréter sa vie en fonction de cette acceptation. L’« autobiographie » était établie devant les autres détenus, réunis collectivement et sous la surveillance du comité de rééducation. Tous les détenus assistaient aux exposés biographiques et étaient obligés de questionner celui qui racontait sa vie, de le contredire et de l’accuser, s’ils considéraient que celui-ci manifestait le moindre attachement envers son passé. Les « autobiographies » les plus criminogènes étaient les plus appréciées. Par contre, l’exposé le plus neutre était taxé de « banditisme ». Les « autobiographies » les plus importantes étaient écrites et envoyées à la Securitate, pour prouver le radical changement de pensée des détenus.
Après ces différentes étapes, les détenus qui adhéraient désormais d’une certaine manière au régime, étaient soumis à une intense formation idéologique réalisée à travers des discussions sur la doctrine et la pratique communistes. Si dans la phase de « l’arrachage du masque extérieur » les détenus rédigeaient un « auto-arrachage », et si dans la phase de « l’arrachage du masque intérieur » ils écrivaient leur « autobiographie », dans la phase du « post-arrachage », ils devaient s’atteler à leur « analyse d’évolution ». La rééducation consistait précisément dans ce processus dynamique : la première étape démontrait que le détenu avait rompu avec son passé, la deuxième confirmait et renforçait la rupture, et la troisième lui donnait un fondement doctrinal qui avait pour but de rendre la rupture définitive. Si la première étape devait détruire les conceptions du détenu, il reconstruisait son passé dans la deuxième, et la vérité idéologique au nom de laquelle il avait subi tout ce processus lui était révélée dans la troisième.

La responsabilité des crimes rejetée sur les détenus
Cette rééducation fut développée avec succès et achevée au printemps 1950 dans la section « correction », qui regroupait environ les deux tiers des détenus incarcérés à Piteşti. Le régime prit alors la décision d’étendre cette rééducation à l’ensemble du système pénitentiaire, en transférant des détenus « rééduqués » dans cinq autres lieux de détention – Braşov, Gherla, Peninsula, Târgu-Ocna et Ocnele Mari – où l’action se déploya avec plus ou moins succès. Chaque lieu de détention eut alors sa propre histoire de la rééducation, même si le régime coordonnait tout le processus. Ainsi, la rééducation échoua à Braşov en mars 1950 et aussi deux fois de suite à Târgu Ocna, en septembre 1950 puis en avril 1951.
À Piteşti, la rééducation continua avec les détenus enfermés au rez-de-chaussée de la prison, à la section « travaux forcés », entre avril et septembre 1950, puis avec les détenus internés au sous-sol, à la section « peines lourdes », entre le 6 décembre 1950 et le printemps 1951.
Le 10 juillet 1951, le détenu politique Ion Simionescu, ancien sous-secrétaire d’État au ministère de la Santé pendant l’entre-deux-guerres, qui avait été torturé par les rééduqués au camp Peninsula dans le système concentrationnaire du canal Danube-mer Noire, sorti du périmètre autorisé pendant qu’il était au travail sur le chantier, dans l’intention évidente d’être fusillé, et il fut immédiatement abattu par le chef de la garde. À la suite de sa mort, le secret de la rééducation fut partiellement découvert : Radio Ankara et Radio Londres avaient appris que les détenus politiques étaient torturés dans les prisons et les camps de Roumanie afin de retourner leurs conceptions philosophiques et politiques.
À la suite d’une vague de critiques internationales, le régime décida d’arrêter la rééducation. Les détenus de Piteşti furent tout d’abord transférés, le 30 aout 1951, à la prison de Gherla où une action rééducative était engagée depuis septembre 1950. La rééducation s’y poursuivit jusqu’au 19 décembre 1951, avant d’être définitivement arrêtée.
Le 19 décembre 1951, une partie du groupe des détenus rééduqués fut transférée à la prison Jilava où pendant deux ans, de 1952 à 1954, la Securitate mena des enquêtes afin de décider sur les épaules de qui serait rejetée la responsabilité des crimes et des tortures commis lors de cette rééducation qui avait provoqué la mort d’une trentaine de détenus et la torture de quelques milliers d’autres. L’enquête suivit une directive idéologique selon laquelle la rééducation avait été une initiative de certains détenus, membres du Mouvement légionnaire, qui, pour compromettre le régime de « démocratie populaire », avaient organisé la terreur dans les prisons. Bientôt, 22 détenus inculpés dans un procès produisirent eux-mêmes les preuves de leur culpabilité et justifièrent la thèse du régime. À une exception près : Eugen Ţurcanu, l’ancien rééducateur en chef qui, se rendant compte qu’il n’avait aucune chance d’échapper à l’exécution, rejeta la position des enquêteurs.
Le procès eut lieu au Tribunal militaire de Bucarest, entre le 20 septembre et le 10 novembre 1954. Il avait été initialement pensé comme un « procès spectacle », avant que le régime y renonce et que le jugement ait lieu à huis clos devant un public composé d’officiers de la Securitate et de leurs épouses. À l’exception de Nicolae Cobâlaş, un leader local du Mouvement légionnaire introduit parmi les accusés pour justifier la thèse du régime, les 21 détenus étaient rééduqués et avaient été sélectionnés, en prévision du procès, parmi ceux qui avaient un passé légionnaire. La défense n’y joua aucun rôle, car ses témoins n’avaient pas été admis et ses avocats, nommés par le tribunal, accusaient les inculpés de la même manière que le procureur militaire. Dans la mesure où ils étaient rééduqués et comme ils ne pouvaient se sauver qu’en accréditant la thèse du régime, tous les détenus ont reconnu les accusations, y compris Eugen Ţurcanu. Un mystère demeure cependant : pourquoi ce dernier changea-t-il de position au cours de l’enquête ? Tous les accusés furent condamnés à mort pour crimes politiques. 16 d’entre eux furent fusillés le 17 décembre 1954 au pénitencier de Jilava, et le 17e fut exécuté le 22 juin 1955.
Les boucs-émissaires de la rééducation appartenant à l’administration des prisons – Tudor Sepeanu, Gheorghe Sucigan, Alexandru Dumitrescu, Constantin Avădăni et Viorel Bărbos – furent condamnés séparément, dans le cadre d’un autre procès, pour avoir favorisé les détenus rééduqués, leur condamnation servant à couvrir la direction du Parti communiste et de la Securitate. Parallèlement, le régime organisa un deuxième procès des détenus liés d’une manière abusive à la rééducation – y compris l’ancien adjoint de la direction nationale du Mouvement légionnaire, Valeriu Negulescu – qui furent condamnés à de lourdes peines[9].

Entre conscience molle et conscience forte : les différentes stades de la rééducation
Il existe, en général, en Roumanie et ailleurs, peu d’études sur la rééducation. La plupart d’entre elles ne partagent pas la thèse du changement radical de convictions et affirment qu’il s’est agi soit d’une simple « destruction psychique », soit, purement et simplement, d’un « abrutissement »[10]. Notre analyse est différente car les entretiens que nous avons réalisés avec d’anciens détenus rééduqués, près de soixante ans après les faits, montrent que le changement dans leur manière de penser et de sentir a été incontestable, profond et durable.
Lors de la rééducation, en dehors du groupe des rééduqués, une très petite partie des détenus a gardé une certaine intégrité de son « moi ». Les explications consistent dans le caractère de masse du processus, les circonstances dans lesquelles ces détenus sont passés par la rééducation, le comportement des rééducateurs et la capacité de résistance des détenus eux-mêmes. Durant la rééducation, la conscience se comprime, s’efface peu à peu devant l’offensive du dispositif explosif qui est mis en œuvre. Une bonne partie des âmes finissent par se déchirer, à la suite des chocs répétés qu’elles subissent. Cependant, au cours du processus, certaines consciences se retirent, s’enferment en elles-mêmes pour trouver un équilibre précaire. Nous appelons cette catégorie la conscience pliée. À la différence de cette conscience pliée qui, même si elle est un effet de « l’arrachage du masque », a survécu d’une manière comprimée à la périphérie du processus, la conscience rééduquée est celle qui a cessé d’exister dans sa forme antérieure, car le Moi a été détruit puis restructuré d’après le modèle de l’« homme nouveau ».
Les détenus rééduqués ne forment pas, comme on pourrait le croire, une catégorie compacte et homogène. On peut y distinguer trois catégories : les cadres de la rééducation, soit les détenus qui ont conduit ou qui composaient les comités d’« arrachage du masque » et de rééducation, et qui ont participé à l’« école de cadre » de la rééducation ; les aides des comités, les détenus qui ont aidé les comités pendant l’« arrachage » et la rééducation des autres détenus, et qui parfois en faisaient partie ; les rééduqués communs, ceux qui parfois prenaient part à la rééducation des autres détenus mais ne faisaient pas partie des comités de l’« arrachage » et de rééducation. Suivant cette classification, nous appelons conscience forte, conscience moyenne et conscience molle les types de conscience rééduquée spécifiques à ces trois catégories.
La conscience molle correspond au type de conscience propre à la catégorie du rééduqué commun. Ces détenus n’ont pas fait partie des comités et les ont rarement aidé à l’« arrachage » des autres. Ils n’en sont que l’arrière-garde. La conscience moyenne correspond aux détenus qui ont été les aides des comités d’« arrachage » et de rééducation, mais qui en général n’en faisaient pas partie. Ils étaient souvent plantons et ils représentent la catégorie intermédiaire entre les rééduqués ordinaires et les cadres de la rééducation. La conscience forte représente le type de conscience du rééducateur, du groupe le plus performant du processus de restructuration. Ces détenus ont composé les comités et ils s’occupaient de la conversion des autres. Ce sont ceux qui sont allés le plus loin dans l’engagement en faveur de la nouvelle croyance, étant l’avant-garde de la lutte de classe entre les détenus. Et pour reprendre une expression chère aux idéologues de la rééducation de la Securitate : d’abord, la conscience des détenus est fondue, ensuite elle est moulée dans la forme de l’« homme nouveau », pour à la fin en obtenir le matériau le plus dur. La distinction entre les trois catégories ne suppose pas une différence de degré, comme entre des détenus plus ou moins rééduqués ; elle n’a qu’un caractère fonctionnel, étant générée par le mécanisme de la rééducation. Ces catégories indiquent le degré d’utilisation des rééduqués contre les ennemis idéologiques du régime.

Au cœur des systèmes de détention et de terreur
La rééducation des années 1950 peut être comparée avec des expérimentations similaires mises en œuvre en Roumanie ou dans d’autres régimes communistes. Entre 1960 et 1964, à l’intérieur de l’archipel des prisons de Roumanie, le régime communiste a organisé un nouveau type de rééducation[11]. Celle-ci fut d’abord appliquée à la prison d’Aïud puis, à partir de 1962, dans les prisons de Botoşani et de Gherla, et au camp de Periprava. Ce type de rééducation ne se caractérisait plus par les tabassages et la torture, mais par les pressions exercées sur les détenus, combinées avec des promesses de libération. C’était une rééducation mature : ce qui, cette fois-ci, intéressait la Securitate, n’était pas la conversion totale des détenus mais leur annihilation en tant qu’opposants. Le dispositif mis en pratique a fonctionné avec efficacité, car la plupart des détenus ont fini par se désolidariser de leurs engagements politiques antérieurs et des leaders de leurs partis. À cette action ont même participé certains anciens leaders de ces partis. Jusqu’en 1964, quand la plupart des détenus politiques ont été libérés, seuls quelques dizaines d’entre eux ont refusé de signer des déclarations de reconnaissance de leur culpabilité envers le régime, ce qui montre l’efficacité du travail des rééducateurs de la Securitate.
Leur réussite s’explique par l’érosion de la conscience des détenus, provoquée par leur longue incarcération (certains détenus légionnaires étaient emprisonnés depuis 1941), le manque d’informations sur ce qui se passait en dehors des murs de la prison et par un désir (plus sans doute que la croyance) que le régime voulait une réconciliation avec ses ennemis. Dans le dispositif de la nouvelle rééducation, nous trouvons toutes les techniques spécifiques de la police politique : l’isolement, la désinformation, la pression et la liquidation de l’influence que les anciens chefs des partis politiques avaient sur les autres détenus. La rééducation a été menée, comme l’indiquent les documents de la Securitate, dans le but de « déchirer », de mettre en miettes les valeurs et les idées des détenus. Étant donné que la démolition allait de pair avec la reconstruction, les détenus soumis à ce processus étaient endoctrinés à travers la lecture de la presse du parti, la projection des films de propagande et les discussions sur des thèmes communistes. Comme dans la « rééducation totale » de type Piteşti, lors de la « rééducation à travers l’auto-analyse », la conversion des détenus avait lieu au cours de réunions collectives. Les rééducateurs organisaient des séances publiques où les néophytes, même par pure forme, devaient présenter leur nouveau point de vue. Si la « rééducation totale » visait un changement radical de convictions, la nouvelle rééducation exigeait seulement une acceptation du fait que les détenus étaient coupables envers le régime. Elle partait du superficiel pour arriver à l’essentiel, à la différence de la « rééducation totale » qui visait dès le début un changement radical de conceptions.
Le caractère limité et progressif du processus était la condition nécessaire à sa réussite. Cette leçon que les Soviétiques savaient d’expérience, les idéologues communistes roumains ne la comprirent qu’après la période juvénile de la « rééducation totale ». Les documents indiquent qu’avant que soit engagée la rééducation de Piteşti, les Soviétiques avaient conseillé aux officiels roumains de ne pas aller si loin, étant donné que la poursuite d’un changement rapide de personnalité pouvait mettre en péril l’ensemble du processus.
Cette méthode de la rééducation était née en Union soviétique dans les années 1920. Son inventeur, un obscur pédagogue nommé Anton Semionovitch Makarenko, prit comme repère les principes léninistes pour fonder sa nouvelle pédagogie – ultérieurement accréditée comme bolchevik par Staline – sur deux notions centrales : le « collectif », représentant le moyen du changement de la personnalité ; et l’« explosion » qui supposait une série de techniques à travers lesquelles le changement était réalisé[12]. Appliquée à l’origine aux enfants orphelins vagabonds (les bezprizornyi), la méthode inventée par Makarenko fut reprise par la Guépéou et l’auteur de la nouvelle méthode devint directement adjoint du directeur du Goulag en Ukraine soviétique.
En Chine communiste, la cible était, comme à Piteşti, la rééducation totale[13]. Mais, pour des raisons de stratégie, le but poursuivi n’était pas dévoilé. Ainsi les rééducateurs chinois n’ont-ils jamais demandé à Pierre Sauvage, prêtre catholique passé par « la réforme de la pensée », de renoncer à sa croyance mais seulement de s’abstenir de prier[14]. Les gens de la Securitate savaient qu’il n’y a pas de religion véritable en dehors de sa manifestation et qu’à partir du moment où son expression est impossible, le flot de la croyance s’assèche. Le changement de la personnalité était envisagé sur une longue période de temps, afin d’éviter un « processus psychologique artificiel », selon l’expression chère aux rééducateurs roumains. Par exemple, la rééducation de Pu Yi, l’ancien empereur de Chine, a duré douze ans[15].
Après la libération de la plupart des détenus politiques en 1964, le régime communiste de Roumanie a utilisé d’autres techniques rééducatives, adaptées à la situation. Elles avaient un rôle prophylactique et visaient à empêcher la coagulation d’une opposition au régime et à sa politique. Citons plusieurs de ces techniques : l’avertissement, consistant en une invitation à la Securitate ou à la Milice, en vue d’être menacé par différents moyens ; l’influence positive, réalisée, à travers les agents de la Securitate, par des personnes ayant de l’autorité sur la victime, y compris des membres de sa famille ; la désagrégation de l’entourage et l’isolement dans le cas d’une personne considérée comme dangereuse pour le régime et ayant de l’influence sur les autres ; la neutralisation de l’activité, consistant en une combinaison des techniques précédentes, en vue de neutraliser l’action d’un groupe considéré comme dangereux pour le régime ; et, quand toutes ces techniques avaient échoué, l’internement psychiatrique, les indésirables étant considérés comme fous et internés dans des asiles pour déséquilibrés mentaux, ce qui provoquait chez eux des perturbations ensuite considérées comme la preuve de la légitimité de l’action punitive du régime[16].
Sous le régime des Ceausescu, les techniques rééducatives visaient plutôt des individus que des groupes. Les mesures avaient pour but d’empêcher la formation des noyaux de la société civile et/ou politique et, si nécessaire, la destruction des groupes indépendants. L’efficacité des mesures de la Securitate s’explique en partie par le contexte politique de cette période. D’une part, après la violente répression de la fin des années 1940 et des années 1950, les Organes n’avaient plus besoin de techniques extrêmes et optèrent pour d’autres, apparemment plus modérés mais aussi efficaces. D’autre part, le refus et l’incapacité des élites intellectuelles formées pendant la période communiste d’apprendre et de pratiquer les méthodes de dissidence, comme moyen d’opposition non-violente, favorisèrent les menées du régime.
L’éducation et la rééducation communistes découlent du même principe idéologique. Elles ne sont que des manières différentes de réaliser l’« homme nouveau » : dans le premier cas, il s’agit de formation, dans le second de réformation. Comme un typhon, l’idéologie entraîne des destructions au centre, à l’intérieur du système de détention et aussi à la périphérie, à l’extérieur de ce système. Le citoyen ordinaire du monde communiste n’est pas exempté des effets de la langue et de la magie « de bois ». Car la déstabilisation du Moi entraîne des groupes isolés, comme les détenus politiques, à devenir un phénomène de masse. L’école, le travail, la littérature, la presse – tout est fait pour la déclencher et l’entretenir.
En analysant la rééducation de Piteşti, nous avons compris qu’à côté du travail forcé et de l’extermination, la rééducation constituait une des trois facettes criminelles du système de détention et de terreur dans son ensemble, en Roumanie comme ailleurs.

NOTES
[1] D. Bacu, Pitești, centru de reeducare studențească, Madrid, 1963.
[2] V. Ierunca, Fenomenul Pitești, Paris, Limite, 1981 ; édition française Pitesti laboratoire concentrationnaire (1949-1952), préface de F. Furet, Paris, Éditions Michalon, 1996.
[3] V. Ierunca, « Le phénomène concentrationnaire en Roumanie », in Paul Goma, Gherla, Paris, Gallimard, 1973.
[4] G. Dumitrescu, Demascarea, Munich, chez l’auteur, 1978.
[5] P. Goma, La passion selon Piteşti, Paris, Hachette, 1981 ; édition roumaine publiée en 1990.
[6] T. Mihadaş, Pe Muntele Ebal, Cluj, Éditions Clusium, 1990.
[7] Ce texte résume mon ouvrage Reeducarea în România comunistă, 1945-1952 [La rééducation en Roumanie communiste], Iasi/Bucarest, Polirom, vol. 1, Aiud, Suceava, Pitesti, Brasov, 2010 ; vol. 2, Târgșor, Gherla, 2010, 302 p. ; vol. 3, Târgu-Ocna, Ocnele Mari, Canalul Dunăre-Marea Neagră, 2012. Ces trois volumes présentent une histoire complète de la rééducation de ce type. Mon analyse se fonde sur les documents de la Securitate, de la direction du Parti communiste et sur des mémoires et des entretiens avec les anciens détenus ayant subi cette expérience.
[8] I. Talaban, Terreur communiste et résistance culturelle. Les arracheurs de masques, Paris, PUF, 1999. Nous utiliserons par facilité le néologisme « démasquement ».
[9] Pour l’histoire de ces procès, se référer à notre ouvrage, M. Stanescu, Procesele reeducării (1952-1960) [Les procès de la rééducation], Bucarest, Éditions de la Fondation culturelle « Memoria », 2008.
[10] Voir par exemple Jean-Luc Domenach, Chine : l’archipel oublié, Paris, Fayard, 1992. Il parle de la « conscience pliée » dans un sens similaire.
[11] Étant donné l’absence d’analyse scientifique sur la rééducation de « type Aïud », nous nous bornerons ici à renvoyer à notre étude de cas qui a comme sujet Petre Pandrea. M. Stanescu, Istorie, memorie şi practică editorială în publicarea lucrărilor lui Petre Pandrea [Histoire, mémoire et pratique éditoriale dans la publication des œuvres de Petre Pandrea], Memoria, n°1, 2001, pp. 106-120.
[12] Voir A.S. Makarenko, Opere pedagogice alese [Œuvres pédagogiques choisies], Bucarest, Éditions d’État pour la Littérature scientifique et didactique, 2e édition, 1951-1964, vol. I-III.
[13] Pour la rééducation en Chine, voir H.H. Wu, Laogai. Le Goulag chinois, traduction française par A. Champon, J.-F. Kleiner et P. Rouard, préface de J.-L. Domenach, Paris, Éditions Dagorno, 1996 ; H.H. Wu, Retour au Laogai : la vérité sur les camps de mort dans la Chine d’aujourd’hui, Paris, Belfond, 1997 ; J.-L. Domenach, op. cit.
[14] E.P. Sauvage, Dans les prisons chinoises, Paris, chez l’auteur, 1978.
[15] Pu Yi, From Emperor to Citizen: The Autobiography of Aisin-Gioro Pu Yi, New York, Oxford University Press, 1987.
[16] Pour l’exposition de ces techniques rééducatives, voir les Archives du Service roumain d’informations, Fonds documentation, Instrucţiuni Nr. D – 00190/1987, privind organizarea şi desfăşurarea activităţii informativ-operative a organelor de Securitate [Instructions No D – 00190/1987 concernant l’organisation et le déroulement de l’activité informative et d’opérations des organes de la Securitate]. Pour l’internement psychiatrique en Roumanie, voir la partie consacrée au dissident Vasile Paraschiv, C. Duplan et V. Giret, La vie en rouge, vol. I-II, Paris, Seuil, 1994.

Étude publiée en « COMMUNISME 2013 », sous la direction de Stéphane Courtois, Éditions Vendémiaires, Paris, pp. 433-446.