Les archives roumaines après 1990 : La mémoire sous contrôle


Avant 1989, le pouvoir communiste avait réglementé rigoureusement l’accès aux archives. Une autorisation spéciale, supposant un avis politique, était exigée des chercheurs qui souhaitaient étudier des documents, surtout s’ils concernaient l’histoire contemporaine. Quant aux fonds couvrant la période d’après 1945, ils étaient inaccessibles. Le changement de régime politique, en 1990, a apporté une amélioration à cet égard, le plus souvent, les documents accessibles sont communiqués sur simple demande.


Les archives nationales

Le fond le plus important est abrité par les Archives nationales[1], organisées au niveau central (Bucarest) et local (capitales départementales), avec une Direction nationale historique centrale, et des filiales dans les départements.

Au début des années 1990, l’accès à ces archives était régi par la législation de l’époque communiste. La première loi post-communiste en matière, qui établissait un délai de prescription de trente ans pour l’accès aux documents, n’avait en effet été votée par le Parlement qu’en 1996, puis modifiée en 2002[2]. Durant cet intervalle et pour ce qui est de l’histoire contemporaine, n’ont été accessibles que quelques catégories de documents de moindre importance, concernant les premières années du régime communiste (1945-1948). Outre l’absence de nouvelle base légale, deux motifs ont été invoqués pour restreindre l’aire des recherches : l’inexistence de dépôts adéquates (en 1989, les documents les plus importants ont été transférés dans une caserne de province) et l’insuffisance du personnel. Cette situation s’est prolongée jusqu’en 1997 ; lorsqu’il este devenu possible d’étudier le premier et le plus important fond d’histoire récente, le « Fonds Chancellerie du Comité central du Parti communiste roumain », comprenant, entre autres, les documents du Bureau politique et du Secrétariat du Comité central, donc du centre de commande du régime. Fin 2004, d’autres fonds sont devenus accessibles, concernant les relations étrangères du parti, le ministère de l’Intérieur et le Comité pour la presse et les imprimés (euphémisme qui désignait la censure).

La Loi sur les archives n’a, cependant, pas été intégralement respectée. De 1997 à 2004 ont été accessibles – partialement ! – les documents d’avant 1964, en dépit du fait que la loi ouvrait le droit d’accès à toutes les catégories de documents antérieurs à la période de prescription. En dehors du manque d’espace et du personnel, trois autres facteurs ont contribué à cette situation.

Le premier résulte du statut même de l’institution. Les Archives nationales ont été, avant 1989, mai aussi plusieurs années après cette data, une institution militarisée. Jusqu’en 1991, elles ont été subordonnés au ministère de l’Intérieur et elles étaient dirigées par un officier supérieur de ce ministère. Actuellement, elles dépendent du ministère de l’Administration et de l’Intérieur, ce qui les rend moins transparentes et moins réceptives aux demandes d’ouverture que formule la société civile.

Le deuxième facteur concerne le traitement que les responsables des Archives réservent aux historiens. Il n’y a pas, pour ces chercheurs, un droit équitable d’accès à certaines catégories de documents – situation partiellement héritée du régime communiste, mais aussi en partie créée après 1990. Ainsi, certains historiens privilégiés ont accès, avant d’autres, aux documents les importants. Par exemple, Mihai Lungu, directeur des Archives nationales depuis 1996, a publié tout de suite après sa nomination, un recueil de documents concernant les relations entre la Roumanie et la Hongrie au moment de la Révolution hongroise. Ces documents n’avaient jamais été étudiés par les historiens, et sont devenus accessibles seulement après la parution du livre. Ensuite, avant que le « Fonds Chancellerie du CC du PCR » puisse être consulté librement, il a été examiné par un autre historien privilégié, le professeur Ioan Scurtu, lui-même directeur des Archives nationales de 1991 à 1996. Enfin, le fonds concernant la censure n’a été accessible, fin 2004, qu’après la publication par un employé de l’institution, Marin Radu Mocanu, de deux recueils de documents s’y référant. Les relations personnelles et institutionnelles d’une partie des historiens roumains, désireux d’être aux premier rangs de la discipline, expliquent ces entraves à l’accès aux sources.

Le troisième facteur est politique. Après la chute de Ceaucescu, c’est le second échelon du Parti et de ses organismes annexes qui s’est emparé du pouvoir. Cette nouvelle élite, dont l’ascension politique avait été freinée par le réseau de clients de l’ancien dictateur, était opposée à l’abandon du secret qui entourait les archives. Une partie importante de la classe politique d’après 1990 avait eu des responsabilités politiques sous le régime communiste, et une mise au jour de son passé aurait pu ruiner sa tentative de reconversion à la démocratie. Un seul exemple suffit : Ion Iliescu, ancien président de la Roumanie (1990-1996 et 2000-2004), avait eu, durant la Révolution magyare de 1956, des responsabilités politiques au sein des organisations étudiantes, et, en cette qualité, il a participé à des actions répressives contre les étudiants roumains protestataires. Plus tard, au début des années 1960, il a été le chef de la Section de propagande du CC du PCR. Un examen attentif des archives montre que les dossiers concernant les événements et les principaux acteurs de la période communiste sont lacunaires et aléatoires, ce qui ne correspond ni aux buts ni à la pratique des instances communistes[3]. Il en ressort que ces dossiers ont été sévèrement expurgés. D’ailleurs, l’institution n’a pas conservé le système d’archivage originaire, tous les dossiers ayant été recomposés.

Le fait le plus révélateur quant aux critères politiques qui président à l’examen des documents est l’impossibilité d’accéder aux archives de l’Institut d’histoire du Parti communiste, qui sont, de loin, les plus importantes en la matière : l’Institut, depuis quinze ans, demeure fermé. Il contient des informations de premier ordre sur l’activité de l’actuelle élite sous la dictature rouge, et le fait de cacher ces informations s’explique, pensons-nous, par la volonté de protéger l’establishment politique et culturel actuel.

Ce régime auquel sont soumises les archives, que l’on peut considérer comme restrictif, correspond largement à la période où Iliescu a été président de la République et où son Parti social-démocrate (PDS) s’est trouvé au pouvoir. Durant le mandat du président Emil Constantinescu et le gouvernement de la Convention démocrate roumaine (CDR), entre 1996 et 2000, le régime des archives a été moins restrictif.

D’autres archives, contenant des fonds d’histoire contemporaine très importants appartiennent au ministère des Affaires étrangères et au ministère de la Défense, mais l’accès en est limité.


Les archives de la Securitate

Le débat public autour des archives de la Securitate a été, de loin, le plus animé. L’enjeux en était, tout comme dans les autres anciens pays communistes, de connaître le nom des personnes publiques impliquées dans des activités ayant trait à la police politique, ainsi que l’utilisation des informations à des fins de recherche historique. Dans la Roumanie de 1989, dont la société civile avait été systématiquement détruite par le régime communiste, il n’y avait pas, comme en Allemagne de l’Est, de « comités citoyens » pour occuper les sièges de la Securitate et assurer un contrôle démocratique de ses archives. Celles-ci sont donc restées en possession des services secrets héritiers de la Securitate.

Leur accès a été impossible jusqu’en 1994, sous prétexte, comme dans le cas des Archives nationales, de l’absence d’une base législative. En 1991, le Service roumain d’informations (SRI) a détruit une partie des fonds documentaires qui contenait des dossiers d’avant et d’après 1989. Ensuite, en 1994-1995, le même Service a publié un recueil de documents provenant des archives de l’ancienne police politique, sous le titre Le livre blanc de la Securitate. L’ouvrage tente de redorer le blason de cette institution répressive, et, laissant de coté sa dimension criminelle au profit de son soi-disant rôle de garant de la « sûreté nationale », légitime sa continuité à travers les nouveaux services secrets. En même temps, la réalité s’y trouve renversée : alors que les victimes et les opposants véritables au régime communiste sont dénigrés, les collaborateurs sont dépeints sous un jour avantageux[4].

Après ces événements et à la suite de nombreuses protestations publiques, le SRI a autorisé l’accès à une partie du fonds « Pénal » de la Securitate et à un nombre très réduit de dossiers du fonds « Documentation » ; dossiers qui avaient déjà été cités dans le recueil qui synthétisait les idées du SRI sur l’histoire de la Securitate. Cette situation s’est prolongée jusqu’en 1999, lorsqu’à été adoptée la « Loi d’accès aux dossiers personnels et divulgation de l’action de la Securitate en tant que police politique »[5]. À partir de 1990, une partie de la société roumaine s’est constamment préoccupée de l’accès aux dossiers de la Securitate, de l’application de la « lustration » aux personnes ayant été impliquées dans des activités répressives, et de la condamnation pénale de ceux qui ont gravement violé les droits de l’homme. Plusieurs projets de loi ont été rédigés au fil du temps, mais la loi 187/1999 a eu pour base celui élaboré par Constantin (Ticu) Dumitrescu, président de l’Association des anciens détenus politiques et sénateur du Parti national paysan chrétien-démocrate, principale formation de la Convention démocrate roumaine. C’est, d’ailleurs, au moment où cette dernière se trouvait au pouvoir que la loi a été adoptée. Inspiré de la loi allemande de lustration (1991), Dumitrescu a déposé en 1993 son projet visant à dévoiler les actions de police politique de la Securitate. Un an plus tard, il lui substituait trois projets : le premier reprenait les termes du texte original, le deuxième visait l’instauration d’un système de lustration, le troisième stipulait l’annulation des condamnations politiques. Finalement, après de longues négociations politiques entre les partis de gouvernement (centre-droit) et l’opposition (gauche post-communiste), aboutissant à un étrange accord, seul le premier texte, édulcoré, a été adopté.

Dès que la loi a été mise en œuvre, elle a permis de révéler que plusieurs dirigeants des partis au pouvoir avaient été des informateurs de la Securitate, le cas le plus célèbre étant celui de Mircea Ionescu-Quintus, président du Parti national libéral et président du Sénat de 1996 à 2000. Au fil des ans, la collaboration avec la Securitate d’autres personnalités, assez nombreuse, a été prouvée, sans toutefois entraîner des effets notables.

Toujours en 1999, a été créé le Conseil national pour l’étude des archives de la Securitate (CNSAS), institution indépendante placée sous le contrôle du Parlement mi chargée d’appliquer la loi. Son rôle est de faciliter l’accès des personnes à leur propre dossier de la Securitate, de révéler l’identité de ceux qui ont été ses agents et ses collaborateurs, enquêtant, lorsqu’il s’agit des dignitaires, d’office et/ou à la demande et, enfin, d’assurer l’accès des chercheurs aux documents.

La loi reflète le refus du législateur de considérer la Securitate par principe et dans son intégralité, comme une structure répressive. Mais, cependant, elle n’est pas limitative, le CNSAS étant seul en mesure d’apprécier quelles sont les « structures répressives » dont il s’occupe. Par conséquent, rien ne l’empêche, après l’étude des dossiers, d’arriver à la conclusion – conforme à la vérité historique – que la Securitate a été, dès ces débuts, par son organisation interne, par ses pratiques, et dans son ensemble, un structure répressive. La volonté du législateur a été de distinguer, dune part, les actions spécifiques de police politiques et, d’autre part, des actions qu’il définit comme liées à la « sûreté nationale ». La même distinction est faite entre les officiers, selon les activités dans lesquelles ils étaient impliqués. Cependant, la loi se garde bien de définir les actions dites de « sûreté nationale » qui se sont déroulées sous le régime communiste, ce qui limite gravement les possibilités de recherche. Le texte stipule que l’évaluation des dossiers des services secrets concernant ce type d’activité sera faite par le CNSAS en accord avec les institutions détentrices de ces dossiers. En cas de divergence, la décision revient au Conseil suprême de la défense du pays (organisme dirigé par le président de la République, et qui réunit le Premier ministre, les ministres de l’Intérieur, des Affaires étrangères, des Finances, de l’Industrie, et les chefs des services secrets).

La loi consacre les termes d’« agent » (pour les employés de la Securitate) et de « collaborateur » (pour les informateurs), termes qui couvrent la gamme des relations qu’une personne pouvait avoir avec cette institution. L’investigation d’office s’applique à un large catégorie de personnalités publiques allant du chef de l’État jusqu’à ceux qui ont obtenu le titre de « révolutionnaire » durant le changement de régime, en décembre 1989. Toutefois, la loi ne prévoit aucune procédure de lustration.

Dans son activité, le CNSAS s’est heurté à de nombreux obstacles. Le premier et le plus important a été l’hostilité de la classe politique, qui a empêché l’institution de prendre possession des archives. Bien que la loi fasse obligation aux services secrets détenteurs des archives de la Securitate de les céder sans tarder au nouvel organisme, ceux-ci s’y sont opposés, soutenus d’abord par le président Constantinescu et la Convention démocrate, ensuite par Ion Iliescu et le PSD. Ainsi, afin de pouvoir exercer son activité, le CNSAS, de droit détenteur des archives, s’est trouvé dans la position de demandeur vis-à-vis des services secrets, le motif officiellement invoqué étant qu’il ne disposait pas d’un siège propre au stockage des dossiers. Certes, les services secrets – prolongements de l’exécutif – n’ont pas mené en l’occurrence leur propre politique, mais ils ont mis en œuvre les décisions de la présidence et du gouvernement, qui ont considéré l’accès aux dossiers de la Securitate comme un moyen de lutte politique.

Le deuxième obstacle a été, comme nous l’avons dit, l’absence d’un siège adéquat. Depuis la promulgation de la loi, jusqu’en janvier 2001, le CNSAS a dû se contenter de deux pièces au siège du Parlement, alors que la loi obligeait la Mairie à Bucarest de lui attribuer dans un délai d’un mois un local répondant à ses besoins. À l’époque, le maire de la capitale n’était nul autre que l’actuel président de la République, Traian Basescu. En 2001, le CNSAS s’est installé dans un siège qu’il a dû louer, gaspillant ainsi une partie importante de son budget.

Le troisième obstacle a résulté de la manière même dont le Collège – organisme dirigeant du CNSAS – a géré ses activités de dénonciation de la Securitate et l’accès aux dossiers personnels. Le Collège, par exemple, a toujours eu du mal à respecter les délais. L’institution a l’obligation de répondre sous trente jours aux demandes qui lui sont présentées, mais les réponses sont envoyées avec beaucoup de retard – et elles ne font souvent que déplorer les conditions de travail et le manque de coopération des autres institutions, cherchant ainsi à transférer sur d’autres la responsabilité du CNSAS. Parfois, aucune réponse n’est fournie.

Le Collège a publié une première liste de collaborateurs le é juin 2000, à l’occasion des élections municipales à Bucarest. Le communiqué indiquait que six candidats avaient été des collaborateurs de la Securitate. L’un d’entre eux, Marcian Bleahu, candidat du Parti écologiste, n’avait pas été préalablement convoqué au CNSAS, pour que son cas soit discuté et/ou pour qu’il ait la possibilité de retirer sa candidature, ce qui représentait une violation de la procédure légale que le Collège n’a jamais assumée.

Après une timide tentative, en 2000, pour s’opposer à la situation de fait, le Collège du CNSAS a non seulement renoncé à solliciter la remise de l’ensemble des archives, mais a même abandonné le droit d’accès aux documents informatifs : le fichier, les archives de microfilms et les archives électroniques. Ainsi, l’institution en est-elle arrivée au point de ne plus procéder elle-même aux recherches dans les dossiers de la Securitate, mais de demander aux détenteurs abusifs – dont les principaux sont le Service roumain d’informations, le Service d’informations extérieures et la Direction d’informations de l’armée – qu’ils fassent eux-mêmes les recherches ! Le Collège du CNSAS a donc abandonné ses prérogatives légales, qui font de lui le seul organisme en mesure d’apprécier, par l’étude directe des documents d’archives, la qualité des personnes soumises à investigation, se transformant en simple porte-parole des communiqués émis par les services secrets.

En novembre 2000, lorsqu’il a publié la liste des premières personnes dont le passé avait été vérifié en vue des élections législatives et présidentielles, le Collège a divisé la notion de « collaborateur » en trois sous-catégories : « personnes qui ont eu des activités de police politique », « personnes qui ont collaboré avec l’ancienne Securitate, mais dont l’activité de police politique ne peut être prouvée par les documents présents dans le dossier » et « personnes qui ont signé un engagement avec l’ancienne Securitate, mais qui ont refusé ultérieurement la collaboration ou n’ont pas fourni d’informations pertinentes ». Ce procédé est contraire à la loi, qui ne distingue que les « collaborateurs » et les « agents » de la Securitate. En conséquence de cette décision, la notion de collaboration avec la Securitate n’est plus une question de nature, comme la définit la loi, mais d’échelon. De plus, étant donné que parmi les trente-huit personnes qui figuraient sur la liste publiée, deux seulement avaient été des agents, l’investigation a donné l’impression que les actions de police politique étaient menées principalement par les collaborateurs. Si bien que les débats télévisés de l’époque se sont focalisés sur l’activité des collaborateurs démasqués et non sur celle des officiers de la Securitate et des responsables de la nomenklatura.

Tout cela montre que de sérieux doutes subsistent quant aux analyses et aux communiqués du Collège du CNSAS.

Pour ce qui en est de l’accès des personnes à leur propre dossier, ceux qui ont pu exercer ce droit ont expliqué que des pièces importantes manquaient. Des anciens opposants au régime communiste, qui ont subi des graves persécutions ou qui ont été emprisonnés – dont l’initiateur même de la loi, Constantin (Ticu) Dumitrescu ! –, se sont vu communiquer des dossiers tronqués, d’où les pièces les plus importantes manquaient. Ce qui montre bien qu’il s’agit d’une politique voulue par les services secrets – soit qu’ils aient remis des dossiers soigneusement triés et expurgés préalablement, soit qu’ils aient tout simplement refusé de les remettre au nom du principe discutable de « sûreté nationale ». Cette politique vise, d’une part, à maintenir secrets les noms des agents de la Securitate qui sont encore en activité après s’être rendus coupables d’actes de police politique, et, d’autre part, à garder ouverts les dossiers des anciens opposants au régime communiste qui continuent à gêner le pouvoir actuel.

L’activité du Collège est entachée de nombreuses violations du texte-même qui régit son fonctionnement, sans parler des illégalités qui ont lésé les droits des citoyens. La balance entre les ressources budgétaires qui lui ont été accordées par l’État et les résultats concrets de son activité lui est défavorable. De l’énorme masse d’archives – le seul SRI possède 16 km linéaires de dossiers repris à la Securitate –, le CNSAS, selon son rapport d’activité pour la période 2000-2002, a récupéré 3 652 dossiers, ce qui représente 7 020 volumes, donc à peu près 100 mètres linéaires.

Pendant ce temps, les services secrets et les institutions de l’État regorgent d’officiers de la Securitate, toute la hiérarchie des services actuels étant pratiquement composée d’officiers de l’ancienne police politique. Les hommes et les structures de la Securitate ont bénéficié de la protection du PSD et du président Iliescu. En mai 2002, celui-ci a affirmé clairement que le SRI doit faire le tri – certes, unilatéralement – les dossiers de la Securitate avant de les remettre au CNSAS. À son tour son conseiller présidentiel pour la sûreté nationale, Ioan Talpes – chef du service d’espionnage de 1997 à 2001 –, estimait que cette opération allait durer encore deux ans. Ces déclarations, faites à l’occasion d’un symposium roumano-germano-magyar sur le thème du passé assumé (mai 2002), montrent clairement quelle était la politique des responsables roumains face à l’héritage du communisme : maintien sur le sceau du secret des hommes et des structures de la Securitate, ainsi que de l’ancienne nomenklatura[6].

La question est de savoir pourquoi les membres du Collège ont agi de manière si manifestement illégale, alors qu’ils avaient la chance de faire fonctionner une institution nouvelle, ce qui est très rare en Roumanie. S’ils l’ont perdue, ce n’est dû qu’à leur manque de respect pour la loi, en général, et pour la loi d’organisation de leur propre institution, en particulier, mais aussi à leur absence de fermeté dans les relations avec les autres institutions de l’État. Leur culture institutionnelle et leur piètre connaissance du régime communiste et des dossiers de la Securitate ont aussi joué un rôle considérable dans ces déficiences.

En se soumettant à la volonté des services secrets et du gouvernement, le Collège a compromis irrémédiablement le statut d’indépendance que la loi conférait au CNSAS. Celui-ci a fini par devenir une institution qui, paradoxalement, couvre les agents et les collaborateurs de la Securitate impliqués dans des actions de police politique, autrement dit les structures même de la police politique communiste. Les conséquences négatives de l’activité du CNSAS se situent aussi à ce niveau. Car, au lieu de contribuer à ce que l’héritage communiste soit assumé, sa réticence à interpréter la loi a empêché la société roumaine de se détacher clairement du passé.

Il est difficile de prévoir quel sera le rôle que l’actuelle administration de Bucarest réservera au CNSAS et quelle sera, en général, sa politique au sujet des archives contemporaines. Pour l’instant tout ce que l’on peut dire, est que ni le fait d’assumer les cinq décennies de dictature communiste ni la divulgation des secrets coupables de la Securitate ne semble figurer dans son programme politique.


NOTES

[1] Stejarel OLARU, Georg HERBSTRITT : Vademekum Contemporary History Romania: A Guide trough Archives, Research Institutions, Libraries, Societies, Museums and Memorial Places, Stiftung zur Aufarbeitung der SED-Diktatur, Berlin-Bucharest, juillet 2004, p. 51-56.

[2] Cf. loi 16/1996 (loi des Archives nationales) et loi 358/2002 modifiant et complétant la loi 16/1996.

[3] Mircea STANESCU : Organismele politice românesti (1948-1965). Documente privind institutiile si practicile, Bucarest, Editura Vremea, 2003.

[4] L’auteur, Mihai PELIN, ancien journaliste, a été un proche de la Securitate et ensuite des services secrets post-communistes. Son ouvrage a été assume d’une manière quasi officielle par le SRI.

[5] Loi 187 du 9 décembre 1999. Le 17 décembre 1999, elle a subi quelques retouches de style. Pour ce qu’il est de la présentation de la loi et de l’activité du Conseil national pour l’étude des archives de la Securitate (CNSAS), organisme chargé de l’application de la loi, cf. : Gabriel ANDREESCU, La loi 187/1999 et la première année d’activité du CNSAS, in „Droits de l’homme”, APADOR-CH, nº 20, 2001, p. 37-53; également, Mircea STANESCU, Le Conseil national pour l’étude des archives de la Securitate et le problème de la gestion de l’héritage communiste, sure le site www.asymetria.org.

[6] Cf. Evenimentul Zilei, 29 mai 2002.

Publié dans « Géopolitique », revue de l’Institut International de Géopolitique, Paris, nº 90 (avril-juillet) 2005, p. 79-85.